LES PRÉREQUIS À UNE MASTICATION EFFICACE
Par Audrey lecoufle et Emeline Lesecq-Lambre
Combien de fois avons-nous entendu cette phrase dans nos cabinets, lorsque l’on questionne les parents de nos petits patients sur leurs habitudes alimentaires ? « Ah non, je ne lui donne pas de morceaux car il n’a pas encore de dents ! »
Au décours des bilans précoces d’alimentation dans le cadre de syndrome génétique, de pathologie congénitale, de malformation ORL, de difficultés alimentaires isolées ou de freins restrictifs buccaux, il est courant d’entendre cette petite phrase de la bouche des parents.
Cette croyance rassure, car l’étape d’introduction des morceaux est souvent angoissante pour les parents qui craignent un étouffement. Ils sont donc parfois soulagés d’imaginer avoir un peu de temps devant eux pour ne pas débuter trop tôt cette grande étape. Dans la tête de la plupart des personnes, pour mâcher il faut d’abord des dents, et donc pas de dents…pas de morceaux !
Mais qu’en est-il vraiment ?
Est-ce que seules les dents sont impliquées dans la mastication ? Doit-on attendre que l’enfant ait toutes ses dents pour lui proposer les premiers morceaux ?
Tout d’abord, il faut savoir que la compétence de mastication n’arrive pas d’un « coup de baguette magique » vers 8 mois, âge à partir duquel les petits-pots industriels intègrent à leurs purées lisses des « morceaux fondants », ou âge à partir duquel, dans le carnet de santé, il est noté que l’on peut débuter les « petits morceaux ».
La mastication est le fruit d’un long apprentissage et d’expériences oro-motrices pluriquotidiennes qui débutent… dès la naissance (Arvedson et al., 2019) ! Et oui, dès la naissance, même prématurée, bébé est équipé de réflexes oraux qui vont lui permettre de s’alimenter de façon presque autonome. Parmi ces réflexes, on peut observer l’automatisme de rotation de langue, qui consiste en une rétraction et rotation de la langue du côté sollicité (si vous passez le doigt sur la gencive de bébé, sa langue va se rétracter et s’orienter vers votre doigt). Cette compétence se couple très tôt (vers 4 mois) à une amorce de mouvement d’écrasement des gencives, prémices du mâchonnement, et s’intègre entre 9 et 24 mois (Ripton et Potock, 2016). Elle permet au bébé d’accéder à ses premiers morceaux fondants (légume bien cuit à la vapeur, morceau tendre/fondant qui s’écrase facilement…) qu’il va pouvoir placer en latéral grâce à sa langue, et écraser avec ses gencives, couplé à l’action de la mandibule, des joues, de la salive et de la langue (Rosenfeld-Johnson, 2005).
Donc, dès tout petit, il est intéressant de solliciter cette compétence de façon spontanée : dès que bébé porte un jeu, un hochet de dentition ou votre doigt en bouche, et que ces derniers touchent ses gencives, bébé va avoir le réflexe d’orienter sa langue et de le mâchonner. Il est donc très facile de s’entrainer pour devenir un expert ! Il suffit de choisir avec soin les outils que nous allons lui proposer, et de l’encourager à les découvrir avec sa bouche. De plus, cette activité de découverte orale permettra de renforcer le lien main/bouche, d’aider à la désensibilisation orale (jeux et hochets de textures différentes) qui va permettre de faire reculer le réflexe nauséeux et ainsi d’accéder aux morceaux… un vrai cercle vertueux !
Parlons maintenant des dents. En théorie, les premières dents poussent vers 6 mois, mais ce n’est que la théorie, car chez certains enfants les incisives centrales inférieures (les premières qui poussent) attendent 8-10 mois pour percer. Les incisives permettent de croquer un morceau, mais pas de l’écraser, de le malaxer ni de le broyer comme peuvent le faire les molaires. Ce sont donc nos molaires, couplées à l’entrainement oro-moteur pluriquotidien (langue, joues, mandibule…) via la mastication, qui nous permettent avec la croissance de manger des morceaux de plus en plus durs, et tout ça dans une synchronisation parfaite.
Et nos molaires alors, à quel âge poussent-elles ?
D’après les auteurs, elles percent la plupart du temps avec douleur et fracas entre 18 et 30 mois (Farges et Robin, 2019). Donc si on réfléchit à l’argument « pas de dents = pas de morceaux », on attendrait que les enfants aient percé leurs molaires (soit 18/30 mois) pour leur proposer leurs premiers morceaux…
De ce fait, on comprend bien que cette histoire de dents ne tient pas la route, et que ce ne sont pas uniquement les dents qui nous permettent d’accéder aux morceaux. Attention, les dents restent pour autant indispensables pour manger des morceaux durs et pour homogénéiser le bol alimentaire.
Alors, quel est l’organe qui facilite l’accès aux morceaux, qui les amène en latéral, qui rassemble le bolus ? C’est la langue !
Ça tombe bien car on a vu plus haut que, dès la naissance, elle est capable de s’orienter en latéral, tout cela en parallèle des mouvements d’écrasement de la mandibule !
Donc, dès 6/8 mois, bébé commence à écraser les morceaux fondants en bouche, puis à les malaxer, les mordre et enfin les mastiquer efficacement.
Savez-vous combien de temps dure cet apprentissage ? D’après les auteurs, la mastication est efficace vers 2 ans et mature entre 4 et 6 ans (Bruns et Thompson, 2012) ! Ça nous laisse le temps de s’entraîner et de devenir expert non ?
Bibliographie :
Arvedson J. C, Brodsky L., Lefton-Greif M. A. (2019). Pediatric Swallowing and Feeding: Assessment and Management, Plural Publishing Inc; 3rd edition.
Bruns D.A, Thompson S.D. (2012) Feeding challenges in young children: strategies and specialized interventions for success. Baltimore, Maryland: Paul H. Brookes Publishing Co., Inc
Farges J.C., Robin O. (2019). Formation de la cavité buccale et de ses annexes- développement des grandes fonctions associées in La bouche de l’enfant et de l’adolescent. Pédia, Elsevier, Masson.
Ripton et Potock, 2016. Baby self-feeding. Fair Winds Press
Rosenfeld-Johnson S. (2005) Assessment and Treatment of the Jaw, Talk Tools