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Les freins buccaux restrictifs : une mode ?

Les freins buccaux restrictifs : une mode ?

Par Anne-Solène Amblard et Fanny Abadjian

Définition d’une mode selon le Larousse: « manière passagère de se conduire, de penser, considérée comme de bon ton dans un milieu, à un moment donné».
Partant de ce constat, le fait de parler de « mode » n’est pas inexact d’un point de vue littéral quand autant de personnes accordent autant d’importance à un trouble à un moment donné, et les freins buccaux restrictifs ne semblent pas être une exception à l’utilisation de cette appellation : l’autisme, les troubles de l’oralité alimentaire (ou troubles alimentaires pédiatriques selon la classification internationale), les troubles attentionnels avec ou sans hyperactivité (TDA/H), les troubles spécifiques des apprentissages, et sans parler de trouble, l’identification d’un haut potentiel intellectuel (HPI)…ces dernières années, tous ont été associés au terme « mode » sur des sites internet et/ou sur les réseaux sociaux. Il y a fort à parier que les troubles respiratoires du sommeil qui ont le vent en poupe subiront le même traitement. Finalement, on pourrait même dire que c’est devenu une mode de parler de « mode ».

Concernant les freins buccaux restrictifs, nous pouvons reconnaître qu’on en entend de plus en plus parler depuis 2 ans, en France : si une maman a des difficultés à allaiter, on parle de freins buccaux, si un enfant n’arrive pas à manger, on dit de vérifier les freins, et la même chose s’inscrit sur tous les réseaux sociaux concernant la parole, le sommeil, la dentition, les tensions corporelles globales, les troubles des apprentissages…sur presque chaque post, au moins une personne va suggérer de vérifier si les freins buccaux ne sont pas restrictifs. Alors, on va se demander si ce n’est pas un peu too much d’évoquer les freins à chaque fois comme si c’était la cause de tous les maux de monde, n’est-ce pas ?

Le problème, c’est que les freins buccaux restrictifs, avant de s’inscrire officieusement chez quelques professionnels de santé comme diagnostic différentiel de certaines pathologies, n’étaient absolument pas voire très peu connus dans le monde médical. Beaucoup d’orthophonistes (et pas que !) n’en avaient jamais entendu parler (ou alors vaguement parce que le cousin du frère a eu le frein coupé petit), d’autres en ont entendu parler 5 minutes dans un cours qu’elles n’ont probablement pas relu avant de s’installer, d’autres encore ont entendu parler de cette problématique mais sans connaître réellement les impacts qu’un frein restrictif pouvait avoir ou sans savoir qu’il y avait d’autres types de frein que le frein antérieur classique à la pointe de la langue qui pouvaient poser problème. Petit à petit, la restriction d’un frein est devenue pour certains une évidence concernant le diagnostic différentiel, au même titre qu’on va vérifier l’audition d’un enfant qui a un trouble des sons de la parole, la vue s’il y a une plainte au niveau du langage écrit, les amygdales si l’enfant a des troubles du sommeil et ronfle… Il est donc normal que les personnes ayant été confrontées à la problématique personnellement ou professionnellement veuillent suggérer qu’il existe un trouble dont le diagnostic est encore méconnu de la plupart des professionnels de santé qui, pour certains,  se contentent de regarder si le patient sait tirer la langue, ou de dire que tout va bien puisque l’enfant prend bien du poids alors qu’il est 22h/24 au sein (même quand on prône l’allaitement à la demande, ça fait beaucoup !).

Et là, c’est l’effet boule de neige sur les réseaux sociaux, pour le meilleur et pour le pire. Des informations et des contradictions à gogo, des extrémistes et des négationnistes, des sous-diagnostics et des sur-diagnostics, des confusions…et des bagarres.

Pourtant, certains professionnels tentent de s’y retrouver, de se poser dans le juste milieu. Alors comment s’informer au mieux, démêler le vrai du faux ? Ce n’est évidemment pas facile.
Un obstacle souvent retrouvé: le « cherry-picking ». C’est le fait de sélectionner les informations, voire de modifier le sens de ce qui est dit dans l’article original, d’où l’importance d’aller vérifier les sources originales (par exemple, un article français sur la thématique des freins avait cité une étude d’Elad (2014) pour arguer du rôle minime de la langue dans l’allaitement, étude qui pourtant affirme l’importance du rôle de celle-ci ; une autre étude conduite en 2021 (Genna et al., 2021) confirme l’importance de la langue). Du même acabit, il y a les problèmes de traduction qui amènent à des confusions : le terme « posterior tongue-tie (langue postérieure attachée) » a été remis en cause dans une étude de Mills et al. (2019a) du fait que la partie postérieure de la langue renvoie davantage à la base de la langue, pouvant amener à une confusion anatomique (effectivement, notre base de langue n’est pas maintenue par un frein…). Sauf que le terme « posterior frenum » n’est pas évoqué et il n’est donc pas possible de généraliser en français que le terme « frein postérieur » est remis en cause dans ce fameux article (parce que, entre nous, quoi de plus normal que de différencier un frein antérieur d’un frein postérieur ?). Une autre étude de Mills et al. (2019b), sur six cadavres âgés de 50 à 87 ans, remettait en cause le diagnostic d’un « posterior tongue-tie » comme étant une « bande sous-muqueuse » médiane et s’interrogeait sur le rôle de la chirurgie du plancher buccal chez les individus avec ce type de freins non visibles (généralement appelés « freins sous-muqueux »), jugeant nécessaire d’avoir davantage de littérature sur le sujet.   Souvent, le terme « frein postérieur restrictif » (notamment en France) est utilisé pour décrire un frein dont l’insertion à la surface ventrale de la langue ne se situe pas sur le ⅓ antérieur mais plus loin (visible ou non), et qui restreint la mobilité linguale antérieure et/ou postérieure (cf. TRMR de Zaghi).

En outre, on lira parfois que les données de la littérature ne sont pas (assez) probantes, mais rappelons que : l’absence de données scientifiques ne constitue pas une preuve et que, comme le rappelle la HAS dans la partie « Grade des recommandations » de l’état des lieux sur le niveau de preuve et la gradation des recommandations de bonne pratique, « les raisons de cette absence […] peuvent être multiples (historique, éthique, technique) ». La HAS précise donc qu’« il peut exister des recommandations de grade C ou fondées sur un accord d’experts néanmoins fortes malgré l’absence d’un appui scientifique ». Il est donc important de prendre en compte plusieurs points de vue, d’accepter qu’il puisse y avoir plusieurs vérités. D’ailleurs, connaissez-vous la fable des aveugles et de l’éléphant ?

Finalement, la médecine n’est pas une science exacte, il faut garder une certaine humilité, accepter que l’on puisse avoir eu tort, que la science peut évoluer, que ce qu’on apprend à un moment donné peut se révéler faux quelques années plus tard. Comme le disait Charles Sidney Burwell, doyen de la faculté de médecine d’Harvard entre 1935 et 1949 : « la moitié de ce qu’on vous apprend est vraie, l’autre moitié est fausse, le problème c’est qu’on ne sait pas laquelle est laquelle »

Les freins buccaux et les problématiques qui gravitent autour existent depuis toujours. Obladen, en 2010, a synthétisé dans un article quelques écrits faisant mention des freins de langue. L’intérêt de la frénotomie, les fonctions impactées par un frein et les possibles complications font débat depuis plus de deux millénaires (d’après les écrits qui ont pu être retrouvés, mais la controverse existe depuis peut-être encore plus de temps ?).

Alors peut-être que les freins buccaux restrictifs subissent à l’heure actuelle un certain engouement sur les réseaux sociaux, étant un fait important si peu considéré par une partie du corps médical qu’une autre partie s’en fait porte-parole à outrance, le temps qu’ils ne deviennent ce qu’ils devraient être réellement : un diagnostic différentiel pris en considération au même titre que le reste, en acceptant de remettre en question ce qui nous a été appris et en admettant qu’un diagnostic puisse évoluer. 

Bibliographie 

ELAD, D., KOZLOVSKY, P., BLUM, O., LAINE, A. F., PO, M. J., BOTZER, E., DOLLBERG, S., ZELICOVICH, M., et BEN SIRA, L. (2014). Biomechanics of milk extraction during breast-feeding. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 111(14), 5230–5235. https://doi.org/10.1073/pnas.1319798111

GENNA, C. W., SAPERSTEIN, Y., SIEGEL, S. A., LAINE, A. F., et ELAD, D. (2021). Quantitative imaging of tongue kinematics during infant feeding and adult swallowing reveals highly conserved patterns. Physiological reports, 9(3), e14685. https://doi.org/10.14814/phy2.14685

MILLS, N., KEOUGH, N., GEDDES, D. T., PRANSKY, S. M., et MIRJALILI, S. A. (2019a). Defining the anatomy of the neonatal lingual frenulum. Clinical anatomy (New York, N.Y.), 32(6), 824–835. https://doi.org/10.1002/ca.23410

MILLS, N., PRANSKY, S. M., GEDDES, D. T., et MIRJALILI, S. A. (2019b). What is a tongue tie? Defining the anatomy of the in-situ lingual frenulum. Clinical anatomy (New York, N.Y.), 32(6), 749–761. https://doi.org/10.1002/ca.23343