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« Cent fois sur le métier remettre son ouvrage… »

« Cent fois sur le métier remettre son ouvrage… »

Par Christine Nougarolles

La répétition et le paradigme de « ré-éduc-action »

“Cent fois sur le métier, remettre son ouvrage.” Cette citation est de J. Prévert, qui nous dit plus précisément : « Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage à demain si on ne vous paie pas le salaire d’aujourd’hui ». Je me rends donc que je l’utilisais à tort depuis plusieurs années et je fais ici mon mea culpa en citant en celle qui correspond bien mieux au message que je souhaite proposer à mes patients et leur famille : « Hâtez-vous lentement et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : polissez-le sens cesse et le repolissez ; ajoutez quelque fois, et souvent effacez » (L. Boileau).

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Dans l’approche Montessori, il est un concept important, celui de la répétition encouragée par l’utilisation d’un matériel ciblé, lui-même proposé par un adulte qui a travaillé sur sa propre posture, évoluant avec les enfants de la classe dans un environnement préparé : les trois piliers de la pédagogie Montessori.

De l’utilisation dans le cadre de la pédagogie, versons ces notions à la thérapie et au champ sémantique du soin en orthophonie ; de la prise en charge à la prise en soins, de la thérapie de la communication ou du langage à la rééducation, je vous propose de faire glisser le paradigme à celui de ré-éduc-action orthophonique, où le préfixe «  » prendra ici tout le sens de « répétition ». Dans le cadre des troubles de la communication, du langage et des troubles des apprentissages, dès le début de notre travail commun, j’explique à mon patient et ses parents comment il va venir oeuvrer à sa ré-éduc-action, tout en leur définissant ce terme que j’ai formalisé d’après A. Menissier qui utilise, lui, celui de « rééduc-action », tout en le mêlant avec les principes montessoriens :

tout va être fait pour encourager la pétition : au cours des séances que je vais lui proposer, il aura l’occasion de se « hâter lentement et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettre son ouvrage » et, dans la mesure du possible, grâce aux parents, ces reprises auront lieu aussi à la maison,

ma posture d’orthophoniste montessorienne va me permettre d’accompagner ce patient en évitant le plus possible de « faire à sa place » : étymologiquement, éduquer, c’est conduire, mener sur le chemin de la connaissance et des progrès (l’esclave qui accompagnait l’enfant à l’école s’appelait « éducateur ») ; en favorisant la mise en oeuvre de ses fonctions exécutives et en évitant autant que faire ce peu d’aider/entraver* son développement, je m’appuierai sur le cadre posé par ce matériel spécifique mais aussi sur ma propre préparation intérieure, qui contribueront à cet accompagnement,

utiliser au maximum la main et le mouvement, dans l’action: nous allons littéralement mettre les mains dans le matériel, nous déplacer le plus souvent possible, tout en favorisant les changements de position ou d’installation. L’impact du mouvement sur les apprentissages est étudié par les sciences cognitives par exemples et les résultats probants nous montrent des leviers tels que les manipulations de lettres mobiles (voir, entre autres, les travaux d’E. Gentaz),

(*) « tout ce qui est aide inutile est une entrave au développement des forces naturelles » (Montessori, 1958, p. 44). 

Ce préfixe « ré » nous renvoie donc à la répétition, mais aussi à la fréquence, c’est à dire la question de la modification de la dose proposée au patient. Les études scientifiques portant sur les effets de traitements intensifs proposent de prendre en compte les quatre variables suivantes (Leverrand, 2019) :

  • la variation de la fréquence : le nombre de séances par semaine,
  • la variation de la durée totale d’intervention : nombre total de séances,
  • la variation de la durée de chaque séance,
  • et enfin la variation de la « dose » elle-même : quelle activité a été réalisée ou quel support utilisé au cours des séances ? Était-elle ciblée ? Était-elle mesurée ? Comment était-elle distribuée dans la séance ? 

La répétition de l’exercice donné, selon Maria Montessori, participe pleinement à ce qu’elle nommait la polarisation de l’attention, un concept qui fait écho aujourd’hui du côté des neurosciences et qui peut nous donner des pistes en termes de prévention et de rééducation des troubles de l’attention. Maria Montessori estime que cette question de la polarisation de l’attention qui conduit à la concentration est un concept fondamental de sa démarche : « L’organisation de la vie psychique commence par un phénomène caractéristique d’attention » (Montessori, 1958, p. 67). Dans le chapitre « Ma contribution expérimentale » de cet ouvrage, elle a formalisé les étapes du développement de la concentration au moyen de graphiques qui permettent de visualiser la ligne de calme (état de repos) horizontale, et une courbe qui représente la ligne de travail et de concentration, et ce, pour divers types d’enfants («pauvre», «très pauvre, presque abandonné par ses parents, turbulent», «vers l’ordre », « faible »). Ces courbes sont individuelles, résultat de l’observation de plusieurs enfants, au travail, elles ne sont pas généralisables, mais constituent une richesse dans l’observation de l’enfant qui travaille. Elles sont surtout purement factuelles et émises sans aucun jugement ou interprétation. 

Maria Montessori - www.marezia.fr

Nous pouvons retrouver plusieurs témoignages issus de ses propres observation, au long de ses écrits, tels que celui-ci : « C’est dans ces exercices de clochettes que fut signalé le maximum de répétitions du même exercice en une seule fois ; on a compté jusqu’à 200 répétitions chez des enfants de 6 à 7 ans » (Montessori, 2004, p. 114). E. M. Standing, l’un de ses biographes, relate la description d’une jeune enfant de 3 ans qui manipule un bloc de cylindres sans se déconcentrer alors que l’on faisait chanter les autres enfants en défilant autour d’elle (Standing, 1995, p. 29) : « Alors Montessori soulève doucement le fauteuil et l’enfant et les place sur une table. L’enfant, qui s’est cramponnée aux précieux cylindres, continue comme si de rien n’était. L’opération se répétera 42 fois ». La petite fille sort finalement de cet exercice laborieux comme « d’un rêve : les yeux brillants, elle regarde autour d’elle : elle sourit de nouveau et semble (fait étrange, après tant de concentration) tout à fait reposée ».

Un autre apport de la répétition à nos propositions thérapeutiques est celui de l’amélioration du patient lui-même. Dans son livre Montessori, une révolution pédagogique soutenue par la science, A. Stoll Lillard cite le psychologue Michael Kubovy qui utilise le terme « virtuosité : les hommes et les femmes du monde entier prennent plaisir à bien faire les choses », et elle ajoute que « Maria Montessori a observé que les enfants répétaient les mêmes exercices indéfiniment : lorsque l’environnement fournit des informations pour que les enfants ne répètent pas les mêmes erreurs et leur donne la possibilité de recommencer les exercices jusqu’à ce qu’ils puissent les faire parfaitement, ils finissent par les maîtriser » (ibid., p. 348). 

Cette amélioration ou virtuosité est traitée d’un point de vue différent par S. Dehaene qui décrit quatre piliers de l’apprentissages :

  • l’attention,
  • l’engagement actif relié à la curiosité et à la motivation d’apprendre,
  • le retour sur erreur : c’est la possibilité de faire des retours sur l’erreur commise grâce à des signaux explicites et détaillés donnés par le monde extérieur, et la consolidation qui mène à l’automatisation par le transfert du conscient au non conscient, par le truchement de la répétition et du sommeil 
  • La consolidation qui permet d’automatiser des connaissances : lorsque l’automatisation ne se fait pas correctement, les procédures ne coulent pas, l’effort est maintenu, la surcharge cognitive envahit le travail. « L’objectif est donc la création de routines » (Dehaene, 2018, p. 294) 

Dans le cadre de mes propositions thérapeutiques d’orthophoniste montessorienne, j’inclue donc le plus souvent possible la liberté de répétition (Nougarolles, 2021, p 97) : « une fois l’activité choisie par le patient, il va pouvoir la refaire autant de fois qu’il le souhaite. Maria Montessori disait, au sujet de l’enfant normalisé, qu’il passait à une autre activité lorsqu’il en a « épuisé son intérêt » ; il est indispensable qu’il éprouve cet intérêt et que sa hormè le pousse à explorer d’avantage, tout en supportant l’effort ou le maintien de son attention. En orthophonie, lorsque nous proposons cette liberté au patient, nous observons chez les enfants ou les adolescents cette propension à « zapper »: lorsque le matériel est disposé sur des étagères à hauteur, sa curiosité naturelle le pousse à vouloir tout essayer, ou bien sa déviance l’empêche de persévérer. Lorsqu’il grandit dans un environnement dans lequel il est libre de choisir et d’être curieux, l’enfant nous dit souvent: « Encore ! » Et lorsque nous lui proposons « une dernière fois », il demande aussi : « On peut faire encore une dernière fois?!» Ce point fait donc partie de mes objectifs thérapeutiques: entendre un jour dans le bureau, alors que je lui propose systématiquement « veux-tu le refaire ? », sa demande spontanée: « Je peux le refaire ? ». Cette répétition conduit le patient à une forme de méditation : Maria Montessori écrit que « cette longue application à chaque chose ne peut être autre que la méditation entraînant une maturité intérieure graduelle » (Montessori, 2004, p. 178). 

Encourager la répétition est l’un de mes objectifs thérapeutiques, dans l’accompagnement de mon patient vers son hormè et sa normalisation. Ces termes seront définis et utilisés dans les articles à suivre.

Bibliographie :

  • Dehaene, S. (2018), Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Paris, Odile Jacob Gentaz, E. (2009), La Main, le Cerveau et le Toucher, Paris, Dunod
  • Gentaz, E., Colé, P., et Bara, F. (2003), « Évaluation d’entraînements multisensoriels de préparation à la lecture pour les enfants en grande section de maternelle: une étude sur la contribution du système haptique manuel», L’Année psychologique, vol. 103, n° 4,
  • Gentaz, E., Bara, F., et Colé, P. (2004), « Les effets des entraînements phonologiques et mul- tisensoriels destinés à favoriser l’apprentissage de la lecture chez les jeunes enfants», Enfance, vol. 56, 
  • Leverrand, A. (2019), « Effet de la fréquence d’intervention auprès d’enfants de 3 ans à 4 ans 6 mois présentant des troubles du langage oral », Sciences cognitives (dumas-02176329) 
  • Lillard, A. S. (2018), Montessori, une révolution pédagogique soutenue par la science, trad. coord. par C. Poussin et l’AMI, Paris, Desclée de Brower, 2018
  • Montessori, M. (2004), Pédagogie scientifique, tome 2 : Éducation élémentaire, Paris, Desclée de Brower
  • Montessori, M. (1958), Pédagogie scientifique, tome 1 : La maison des enfants, Paris, Desclée de Brower 
  • Nougarolles, C. (2021), L’approche Montessori en orthophonie, prise en soins des troubles du langage et des apprentissages, DeBoeck supérieur
  • Standing, E. M. (1995), Maria Montessori, sa vie, son œuvre, Paris, Desclée de Brower