De Piaget au cognitivisme : l’évolution des approches en cognition math

Par So Spitch
La cognition mathématique a connu plusieurs courants théoriques qui influencent encore aujourd’hui notre pratique orthophonique.
Logico-math, cognition numérique, cognition arithmétique, cognition mathématique… Ajoutez à cela les références à Piaget, Dehaene, aux structures logiques (ex : sériation, classification, conservation) ou encore au triple code et au sens du nombre, et vous obtenez une belle soupe… parfois indigeste !
Alors comment faire le tri entre ce qui est remis en question, voire contesté, ce qui est encore valide aujourd’hui et ce qui devrait orienter concrètement nos prises en charge ?
Cet article a pour objectif de clarifier le chemin parcouru par la recherche, du modèle constructiviste de Piaget aux perspectives actuelles en cognition mathématique.
Pourquoi est-ce important ? Parce que les approches théoriques ne sont pas seulement des concepts : elles orientent directement nos évaluations, nos interprétations des difficultés des patients, le choix des objectifs, des activités, et donc l’efficacité de nos rééducations.
En comprenant mieux les fondements du constructivisme, ses limites, l’apport du cognitivisme et les données probantes récentes, nous pouvons :
- Situer les outils qu’on utilise dans une perspective historique ;
- Repérer ceux qui sont aujourd’hui dépassés ou discutés ;
- Orienter nos interventions vers des pratiques soutenues par les recherches actuelles.
Autrement dit : on gagne en clarté, en légitimité et en efficacité dans les suivis de nos patients présentant des difficultés en mathématiques.
LE MODÈLE CONSTRUCTIVISTE
Le modèle constructiviste tire ses fondements des recherches de Jean Piaget. Dans les grandes lignes, Piaget a montré que les enfants construisent activement leurs connaissances, en testant, en manipulant, en se trompant et en recommençant.
Le constructivisme repose sur l’idée que l’enfant construit son intelligence pas à pas, comme on grimpe une montagne en passant par différents paliers. Piaget a appelé ces étapes les stades de développement. Il a mis un coup de projecteur sur le rôle de l’action, de l’erreur, du tâtonnement, et sur le fait que comprendre prend du temps et passe par l’action. Aujourd’hui, on sait que le modèle Piagétien a ses limites.
Les quatre stades du développement
Durant ses recherches, Piaget a décrit quatre stades de développement par lesquels tous les enfants passeraient :
- Stade sensori-moteur (0-2 ans)
Exploration du monde par les sens et les actions. Construction de la permanence de l’objet. - Stade préopératoire (2-7 ans)
Apparition du langage et de la pensée symbolique. La pensée symbolique consiste à être capable de penser à quelque chose sans qu’il soit présent, en utilisant un symbole (mot, image, geste, chiffre, dessin). Par exemple, un enfant qui joue au chevalier avec un bâton en guise d’épée.
La pensée intuitive domine, l’enfant ne comprend pas encore que certaines propriétés (quantité, nombre, volume) restent les mêmes malgré une transformation apparente. - Stade des opérations concrètes (7-11 ans)
L’enfant commence à manipuler mentalement des objets concrets. Il accède aux notions de conservation, classification, sériation, réversibilité, fondamentales en mathématiques. - Stade des opérations formelles (à partir de 11-12 ans)
L’enfant développe un raisonnement hypothético-déductif, une pensée abstraite et combinatoire. Il est capable de résoudre des problèmes mathématiques complexes, même sans support concret.
Ces stades suivent une progression développementale. L’enfant ne peut pas comprendre certaines notions tant que ses structures mentales ne sont pas matures selon Jean Piaget.
Influence dans la pratique orthophonique
Dans les années 1960, les travaux de Piaget ont largement influencé les sciences de l’éducation, de la psychologie et de la didactique des mathématiques.
En orthophonie, cela s’est traduit de plusieurs manières :
- Tests cognitifs et orthophoniques construits à partir des idées de Piaget et des capacités attendues par âge selon lui.
- Épreuves de conservation (nombre, liquide, longueur) reprises dans des bilans neuropsychologiques ou développementaux.
- Capacités logiques (classification, sériation, inclusion de classes) utilisées dans des tests standardisés.
- Tâches de raisonnement intégrées dans les bilans de langage oral (exemple : « Tous les chiens sont des animaux. Rex est un chien. Est-ce que Rex est un animal ? »).
- Tests logico-mathématiques reprenant des épreuves inspirées des stades de Piaget.
Petit à petit, ces tâches logiques ont été intégrées à la pratique clinique.
Les critiques adressées à Piaget
Entre 1970 et 1980, les travaux de Piaget ont fait l’objet de critiques.
- Méthodologie : échantillons trop restreints, parfois limités à ses propres enfants. Consignes non standardisées qui ont pu influencer les réponses des participants.
- Développement : stades trop rigides et sous-estimation de certaines capacités. Grâce à l’imagerie cérébrale, on sait aujourd’hui que dès la naissance, les bébés possèdent un sens du nombre.
- Socioculturel : peu de prise en compte du langage, de la culture, du contexte et des interactions avec l’adulte. Jean Piaget mettait l’accent sur la construction interne de l’enfant.
- Cognitif : les compétences décrites relèvent de processus généraux et pas uniquement des mathématiques.
Une étude de Clements (1984) a remis en cause l’idée que la logique est à la base du développement numérique. Les enfants entraînés sur des activités logiques amélioraient leur performance dans ce domaine, mais ceux entraînés sur des activités numériques progressaient à la fois en logique et en numérique.
Le modèle constructiviste a profondément influencé la manière d’évaluer et d’accompagner les enfants. Même si ses limites sont aujourd’hui reconnues, Piaget a contribué à fonder une nouvelle manière de concevoir l’apprentissage.
LE MODÈLE COGNITIVISTE
Dans les années 50-60, on commence à considérer le cerveau comme une machine à traiter l’information. De cette idée, émerge la métaphore suivante : le cerveau fonctionne comme un ordinateur.
Les chercheurs étudient alors :
- comment l’information est perçue,
- comment elle est traitée,
- comment elle est stockée,
- comment elle est récupérée.
Une véritable cartographie des fonctions cognitives s’installe.
Le modèle du triple code
L’arrivée de l’imagerie cérébrale, dans les années 1980, certains travaux menés en sciences cognitive ont permis d’apporter un éclairage nouveau sur les compétences numériques innées. Ces nouvelles données ont remis en question le modèle Piagétien. On passera d’une vision centrée sur la logique à une compréhension plus large des compétences mathématiques.
En 1992, Stanislas Dahaene et Laurent Cohen proposent le modèle du Triple Code. Selon ce modèle, pour traiter le nombre, trois codes coexistent et interagissent :
- le code verbal,
- le code indo-arabe,
- le code analogique.
Ce modèle permet d’expliquer comment l’adulte traite les informations numériques dans plusieurs contextes.
Au fur et à mesure, d’autres chercheurs ont enrichi ce modèle en intégrant d’autres fonctions cognitives directement ou transversalement impliquées.
Ce que change l’approche cognitiviste
Avec cette nouvelle perspective, les difficultés rencontrées par certains patients ne sont plus vues comme une question de volonté ou d’environnement. Elles sont reliées à un fonctionnement cognitif particulier.
Cette approche a donc ouvert la voie à une compréhension plus fine des troubles et des pistes de rééducation.
PERSPECTIVES ACTUELLES ET PRATIQUES CLINIQUES
Aujourd’hui, les avancées scientifiques ne cessent de renouveler notre compréhension des compétences cognitives et la cognition mathématique en bénéficie chaque jour.
Cognition mathématique, numérique et arithmétique
Il est important de distinguer plusieurs niveaux :
- Cognition numérique : sens du nombre (subitizing, système numérique approximatif, ligne numérique, trois codes).
- Cognition arithmétique : opérations, stratégies opératoires, base 10.
- Cognition mathématique : englobe les deux précédents niveaux et intègre aussi les fonctions cognitives associées (attention, mémoire, fonctions exécutives, métacognition, visuo-spatial, etc.).
Le terme cognition mathématique reflète donc un tournant dans la pratique clinique.
Données probantes et interventions
En 2021, une revue, rédigée par Anne Lafay et Julie Cattini, évoque l’efficacité des interventions directes et explicites en cognition mathématique.
Cette revue met en évidence :
- L’absence de données probantes sur les approches guidées issues du constructivisme ;
- La persistance de pratiques constructivistes en clinique ;
- La nécessité de faire évoluer les pratiques orthophoniques en fonction des données probantes.
D’autres travaux montrent encore que l’entraînement des compétences numériques est plus efficace que celui des compétences logiques.
La transition vers des pratiques explicites et fondées sur le modèle cognitiviste (cognition mathématique) se fait progressivement et n’est pas immédiate, même si un changement se fait sentir. Aujourd’hui encore, des activités dites “piagétiennes” sont encore employées, parfois par routine ou par manque de clarté sur leur pertinence.
Vers une pratique explicite et adaptée
En résumé, les mathématiques nécessitent du concret et de l’explicite. Cela implique :
- d’évaluer avec des outils adaptés ;
- de cibler des objectifs précis ;
- de construire des prises en soin fondées sur les données probantes et actuelles.
CONCLUSION
Du constructivisme de Piaget à l’approche cognitiviste actuelle, la compréhension du développement et des apprentissages mathématiques a profondément évolué.
Les sciences cognitives offrent aujourd’hui des repères pour accompagner les patients : elles mettent en évidence les approches à éviter et, même si elles ne définissent pas encore toutes les pratiques à adopter, elles offrent des éclairages nous permettant de repenser nos pratiques pour accompagner nos patients de manière adaptée et explicite.
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